La critique sociale par le voyageur fictif dans L'Ingénu de Voltaire et Lettres persanes de Montesquieu:
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Un diner de philosophes, Jean Huber, 1772 |
La France du dix-huitième siècle est pour plusieurs synonyme de jeux de pouvoirs au sein de la cour du monarque, avec comme préoccupations de grands enjeux tels la colonisation de l'Amérique. Mais au-delà de la cour du roi, dans ce même empire monarchique et catholique, se menait ce que l'on pourrait qualifier de révolte littéraire. De nombreux penseurs maniaient la plume pour défendre un idéal de tolérance et d'égalité: L'Idéal des Lumières[1]. Deux d'entre eux ont marqué la littérature par la force de leurs critiques: Il s'agit de Voltaire, direct et acerbe dans son écriture, et de Montesquieu, exprimant ses idées d'une façon plus subtile et astucieuse. Tous deux ont composé une critique sociale en adoptant le concept de récit de voyage, populaire au sein de la France avide de terres nouvelles. Voltaire a écrit L'Ingénu (1767), un conte aux semblants naïfs où un Huron vit une histoire d'amour tragique, tachée par les excès des ecclésiastes. Montesquieu a rédigé les Lettres persanes (1721), roman épistolaire dans lequel deux Persans visitent la France et jettent un regard critique sur la société occidentale, comparant la France à la Perse tout en y décelant les vices des administrations religieuses, monarchique et législatives de la France. Ces deux œuvres, issues du même contexte social et religieux, ont toutes deux été influencées par l’arrivée du récit de voyage en littérature et ont toutes deux fortement critiqué et ce, de façon comparable, la monarchie et ses princes, ainsi que les institutions religieuses.
1. Le voyage et son influence sur la littérature
La France du siècle des Lumières était à son sommet en tant qu’empire colonisateur. De nombreux bateaux partaient constamment pour l’Amérique et les autres colonies françaises. Ce climat, qui poussait la population à s’ouvrir sur le monde et à constater son étendue, était propice à la création d’un nouveau genre de littérature : le récit de voyage. Acquérant une multiplicité de formes et étant difficile à définir, le récit dit « de voyage » était un genre hybride aux formes élastiques qui s’adaptait à la volonté de l’écrivain[2]. Au départ intimement lié aux explorateurs et à leurs observations de milieux nouveaux, le récit de voyage est devenu très populaire auprès des auteurs, qui ont décidé de l’employer avec une certaine liberté pour décrire des voyages qui n’ont jamais eu lieu, et qui sont donc de nature fictive.
L’intérêt des auteurs du Siècle des Lumières pour le récit de voyage provient de la crédibilité inhérente à ce type de récits. En effet, le récit de voyage a pour réputation de présenter des observations, des faits tangibles et donc des éléments cohérents et indisputables. Des auteurs tels Montesquieu et Voltaire emploient ainsi la thématique du voyage pour offrir à leurs œuvres un élément de crédibilité supplémentaire pour soutenir les propos de leurs critiques sociales.
2. La nature corrompue des hauts-placés
La société française de l’époque du Siècle des Lumières était une des sociétés les plus fermées et les plus inégales. En effet, la majeure partie de la population vivait dans des conditions peu enviables, habitant dans de modestes demeures et s’échinant à un emploi qui leur permettait de survivre, sans jamais accumuler de fortune personnelle. Au-delà de la classe populaire, il y avait les marchands et artisans, et au sommet de la pyramide sociale se trouvait la noblesse, l’élite sociale de la France. Ces nobles, tantôt fiévreux courtisans, tantôt ennemis exécrés, cherchaient sans cesse à accroître leur pouvoir et leur influence pour se rapprocher en importance de la couronne française et courtiser le roi. Pour assouvir leurs ambitions, les membres de la noblesse ne cessaient d’acheter des faveurs auprès des individus occupant des postes important, dans l’espoir d’accroître leurs influences. Il n’était pas rare qu’un quelconque législateur fut à la solde d’un noble, accordant à ce dernier une influence considérable sur le secteur que le législateur supervisait, ainsi qu’une certaine immunité politique. La corruption et l’achat de faveurs étaient donc choses courantes. Dans un tel contexte, les penseurs des Lumières, dont plusieurs étaient de rang noble, s’attaquaient avec force à la noblesse française et la législature qu’elle avait corrompue de part et d’autres[3].
2.1 Opinion d’un Persan au sujet de la législature française
Les échelons sociaux en France au courant du 18ième siècle étaient fermés sur eux-mêmes. C’est-à-dire qu’il était pratiquement impossible de gravir ces échelons et de naître paysan pour un jour devenir noble. Cette séparation des classes sociales étaient en bonne partie la conséquence d’un isolement du pouvoir, qui se transmettait d’amis en amis ou par la famille : il n’était pas rare qu’un fils hérite des richesses de son père, même s’il en était indigne. Cet isolement du pouvoir ne plaisait pas à Montesquieu, qui observait des individus suspects acquérir un pouvoir qu’ils ne méritaient pas : « Ici (en France), il y a des gens qui sont grands par leur naissance; mais ils sont sans crédits. Les rois font comme ces ouvriers habiles qui, pour exécuter leurs ouvrages, se servent toujours des machines les plus simples[4] ». Ces mots d’Usbek le Persan témoignent de l’ampleur de la critique faite à la monarchie dans les Lettres persanes de Montesquieu. Ici, Usbek ne se contente pas de comparer le roi à un ouvrier et son entourage à des machines simplistes. L’auteur donne ainsi au législateur un caractère simple, grossier et marqué par les préjugés. Il réduit les législateurs à des outils qui, entre eux, s’utilisent pour atteindre leurs buts. Il y critique la façon qu’a le pouvoir de se transmettre de pères en fils, d’amis en amis aux rythmes des faveurs et redevances, au détriment de la vraie valeur des hommes : « La plupart des législateurs ont été des hommes bornés, que le hasard a mis à la tête des autres, et qui n’ont presque consulté que leurs préjugés et leurs fantaisies [5]». Ce genre de pratique a pour but de laisser perpétuellement entre les mêmes mains les rênes du pouvoir en faisant fi de la logique qui dicterait de choisir un chef selon ses compétences, et non la qualité de sa naissance. Cette pratique malsaine n’est, selon Montesquieu, pas limitée aux hautes sphères de la monarchie, mais à la majorité des sphères législatives de la société française. C’est ce partage de pouvoir selon les amitiés qui est la cause de la corruption de la majorité des sphères de la société française. Ainsi, Montesquieu s’attaque à l’ensemble de la société en ciblant un mal qui corrompt l’entièreté de la société française. Ces critiques d’ensemble reviennent périodiquement chez Montesquieu qui, lorsqu’il aborde un sujet en particulier, s’assure de jeter un regard sur plus d’une société et ce, qu’il critique la corruption chez les législateurs ou bien la religion.
Pour Montesquieu, la démarche à suivre pour guérir la société française de la corruption commence par la séparation des pouvoirs. Les intérêts des religieux ne devraient en aucun cas influencer la succession d’un roi ou d’un quelconque législateur. Il en va de même entre le roi et ses législateurs, et vice-versa. L’intérêt des pouvoirs supérieurs à se mêler des affaires de pouvoirs moins importants ne fait que centraliser le pouvoir vers l’État ou l’Église et réduit l’influence des autres législateurs. Il va sans dire qu’une telle centralisation des pouvoirs n’est pas représentative du désir du peuple, et c’est pour cela que Montesquieu reproche aux hauts-placés de la société (souvent appelés les princes) leurs ambitions[6].
2.2 Le Huron et la corruption
Voltaire, en tant que grand défenseur de l’équité et de la justice, a toujours eu à l’égard des législateurs un mépris farouche. À travers L’Ingénu, il s’attaque avec humour aux différents législateurs du roi de France, assignant aux serviteurs de la couronne des traits de caractères et des défauts qui les définissent entièrement. Un exemple éloquent est présent à travers le personnage du bailli qui, en rencontrant le Huron peu après son arrivée chez le prieur de Notre-Dame de la Montagne, n’a de cesse de questionner le nouvel arrivant, outrepassant les limites de la politesse : « L’impitoyable bailli, qui ne pouvait réprimer sa fureur de questionner, poussa enfin la curiosité jusqu’à s’informer de quelle religion était M. le Huron »[7]. Sa curiosité, associée à des termes violents tels « la fureur » et « impitoyable », dévoile le désir du représentant du roi de savoir tout au sujet de tout le monde, ainsi que sa couardise : il ne peut effectivement rien faire de plus menaçant que poser des questions et utiliser sa position auprès des autres législateurs du roi pour influencer les autres. Voltaire ne se limite pas à critiquer les baillis, s’attaquant ouvertement à la nature distante des législateurs et autres princes, sans oublier le roi. Le Huron, s’étant rendu à Versailles dans l’espoir de pouvoir parler au roi, aura en effet la mauvaise surprise de ne pas rencontrer celui-ci ni même ceux qui servent directement sous lui car les gens d’État sont inaccessibles, absents, et peu intéressés par les préoccupations du peuple. La quête de l’Ingénu, perçue comme noble, attire immanquablement la sympathie du lecteur qui, devant la distance des figures d’autorités, suit le raisonnement du Huron et ne comprend aucunement pourquoi il est si complexe de rencontrer celui que l’on veut voir : « Qu’est-ce donc que tout ceci? Dit l’Ingénu; est-ce que tout le monde est invisible dans ce pays-ci? Il est bien plus aisé de se battre en Basse-Bretagne contre les Anglais que de rencontrer à Versailles les gens à qui on a affaire »[8]. C’est ce détachement que Voltaire souhaitait mettre à jour et critiquer dans L’Ingénu. Cette critique visait même le roi, qui est le plus détaché du peuple, et la véhémence de cette critique ne rend que plus clair le mépris de Voltaire face aux législateurs. En amenant le lecteur à s’attacher au personnage principal et à sa quête, Voltaire s’assure d’avoir l’approbation du narrataire, qui sera alors plus prompt à prendre le parti de l’auteur et juger la critique sociale comme véridique.
2.3 Comparaison
Pour critiquer la corruption au sein de la société française, Montesquieu et Voltaire ont employé des tactiques différentes pour convaincre le lecteur du bien-fondé de leurs points de vue. La critique voltairienne est passablement plus brusque, moins subtile, mais plus claire que celle de Montesquieu, cette dernière jouissant d’une profondeur plus recherchée, mais dont les propos sont parfois plus difficiles à saisir. La différence entre les caractéristiques formelles des textes y joue pour beaucoup : Montesquieu a rédigé un roman épistolaire composé de lettres, Voltaire s’est attaché à la forme du conte. Ce dernier a donc la possibilité de lier son roman par l’action et c’est pour cela qu’il emploie une critique plus directe, plus forte. Voltaire souhaite attirer le lecteur non pas par les artifices de la forme du récit de voyage (même si le voyage reste un thème important du roman), mais par l’enchaînement des actions dans L’Ingénu. Il découle donc de ce choix un assemblage d’émotions (la quête amoureuse essuyant un refus touche ainsi plus le lecteur qu’une lettre, peu importe le sujet) qui compense la perte de cet effet de réalisme inhérent aux récits contés sous la forme d’un récit de voyage pur, comme le roman épistolaire. La critique sociale de Montesquieu parle de la législation sans attache narrative. Quand Usbek critique la législature, il n’est pas amené à parler des législateurs par une émotion quelconque à laquelle le lecteur a accès : pour le narrataire, Usbek parle des législateurs dans un contexte purement intellectuel. Sans la charge émotive dont jouit L’Ingénu, le narrataire est plus porté à analyser la crédibilité des éléments de la critique sociale. C’est pour cela que Montesquieu ne se contente pas de ridiculiser le point de vue opposé au sien, mais qu’il explique en quoi il est néfaste (les gens mis au pouvoir sont remplis de préjugés) et la façon de remédier au problème (élire les individus importants pour leur qualités et non leurs relations avec la noblesse). Cet ajout d’information accorde une crédibilité à l’ouvrage, renforcée par la forme du récit de voyage, ce qui permet à Montesquieu d’être jugé crédible par le lecteur. Car l’objectif de la critique sociale est toujours de faire circuler un point de vue, mais pour être prise au sérieux, la critique se doit d’être sérieuse et constructive. L’humour et la technique de dérision de Voltaire ne sont certes pas mauvaise en soi : elles imposent le point de vue au lecteur et ce sans équivoque, mais une étude rigoureuse des éléments présentés révélerait une plus grande rigueur intellectuelle chez Montesquieu.
3. Le zèle religieux et l’intolérance
La notion de voyage, s’étant popularisé durant le Siècle des Lumières (la preuve tangible se trouve dans l’ascension du récit de voyage vers la littérature)[9], a influencé de façon notable le comportement général des hommes d’Église. La découverte de nouvelles contrées, en particulier l’Amérique, et ses peuplades « sauvages » a attiré l’attention des ecclésiastes de France, qui ne manquèrent pas cette chance d’aller à la rencontre de ces peuples pour discuter avec eux de foi. Le but de ces nouveaux missionnaires était bien entendu la conversion de ces peuplades étrangères au christianisme[10]. Cette mission de conversion était perçue par plusieurs penseurs comme un élan impérialiste de l’Église catholique, qui souhaitait rallier les peuples à sa cause pour mieux assouvir sa suprématie en tant que religion dominante. Cet emportement fut donc rapidement désapprouvé par les écrivains des Lumières, qui voyaient en la conversion des peuples une marque d’intolérance. Ils craignaient par le fait même la naissance d’une religion dominante trop forte, qui chercherait à engloutir les autres croyances par la persécution, ce qui ne manquerait pas d’amener de nombreuses tensions entre les fidèles de différentes religions. Dans un tel contexte, les écrivains tels Montesquieu et Voltaire prirent rapidement le parti de critiquer la religion chrétienne et de mettre en garde le monde face à la nature belliqueuse et intolérante du zèle religieux.
3.1Les failles de la religion dans les Lettres persanes
Il est souvent nécessaire, pour analyser un problème sans préjugés, d’avoir un point de vue extérieur et objectif sur la situation. Montesquieu, désirant traiter de la religion chrétienne, voyait en un Persan de religion mahométane un individu apte à analyser objectivement et à critiquer les pratiques du culte catholique. Bien entendu, la critique religieuse ne se limite pas seulement à l’Église chrétienne, mais à toute religion désirant imposer sa suprématie sur les autres cultes. Usbek écrit, dans la 85ième lettre, une réflexion sur la multiplicité des religions qui représente parfaitement les propos de Montesquieu : « S’il faut raisonner sans prétention, je ne sais pas, Mirza, s’il n’est pas bon que dans un État il y ait plusieurs religions. […]Aussi a-t-on toujours remarqué qu’une secte nouvelle introduite dans un État était le moyen le plus sûr pour corriger tous les abus de l’ancienne [11]». L’auteur expose ici le danger d’une seule religion dominante qui, certaine de son autorité, viendrait à en abuser. Un tel monopole religieux amènerait un climat d’intolérance à travers l’État, le clergé n’aillant aucunement peur de persécuter quiconque ne reconnaît pas leur autorité en la matière. Adviendrait d’un tel contexte une tentative d’assimilation de toutes les croyances et l’intolérance des différences, ce qui s’oppose radicalement à l’Idéal des Lumières défendu par Montesquieu.
Cette 85ième lettre est importante au sein de l’œuvre puisqu’elle aborde, tout en offrant une solution réaliste, un problème de société qui occupe une grande part de la critique sociale de Montesquieu. La 85ième lettre débute ainsi par une situation liée à la citation ci-haut, renforçant le point de vue de Montesquieu en fournissant un exemple issu de la Perse : « Les persécutions que nos mahométans zélés ont faites aux Guèbres les ont obligés de passer en foules aux Indes et ont privé la Perse de cette nation si appliquée au labourage… [12]». En présentant des événements de nature historiques, Montesquieu s’assure de présenter des arguments valables que le lecteur peut vérifier[13]. Ces événements servent donc d’exemples crédibles renforçant la critique sociale de l’auteur. Ce parallèle entre la Perse et la France a aussi pour effet d’amener le lecteur à la réalisation que les religions, peu importe leur provenance, sont portées à vouloir assimiler l’entièreté des sociétés en leur sein. Usbek trace donc un parallèle intéressant entre la Perse, la France et leurs religions respectives pour présenter au narrataire ce qui apparaît comme un point de vue général et objectif de la situation, ce qui amplifie la crédibilité de l’auteur qui a pris garde de ne pas prendre de parti pour un culte particulier.
3.2 L’Ingénu et les abus de la religion
Il est impossible de parler de L’Ingénu sans parler de religion. En effet, cette dernière occupe une place prépondérante à travers l’entièreté du récit et se présente d’une certaine façon comme l’antagoniste de l’Ingénu. Le Huron est en effet destiné à côtoyer la religion, arrivant au tout début du roman dans un prieuré avant de quitter pour Versailles. En chemin, il croisera des protestants et, espionné par un jésuite, se rendra à Versailles où il finira en prison avec un janséniste. L’ingénu subit donc assez tôt dans le roman les contrecoups de l’élitisme de la branche catholique la plus influente : les jésuites. Voltaire a créé cette opposition entre le protagoniste et la religion dans le but de présenter au lecteur une perception très manichéenne. En effet, Voltaire emploie chaque opportunité possible pour critiquer l’injustice née du zèle religieux, accordant à son héros quantités de vertus (grande capacité d’apprentissage, honnêteté) pour contraster avec les vices des hommes de foi (amour du pouvoir et perfidie). Il force donc une lutte entre deux caractères et deux idéologies qui, vers la conclusion du roman, lorsque le Huron est en prison, se solde par la victoire de l’esprit critique sur la foi et les préjugés : « Enfin, pour dernier prodige, un Huron convertissait un janséniste[14] ». À forces d’observations censées, dénuées de préjugés, l’Ingénu fait voir à Gordon, le janséniste qui côtoie sa cellule, que ses croyances sont contrenature. Le bon sens du Huron et sa logique finissent par vaincre tous les arguments du janséniste, qui se retrouve confronté à la vérité. Gordon en vient donc à accepter les pulsions amoureuses comme naturelles, et non pas comme un vice dont il faut se confesser. Le point de vue du Huron prévaut donc, au final, sur les dogmes arbitraires du catholicisme. Par les injustices causées par la religion et l’échec de celle-ci face à l’esprit critique de l’Ingénu, Voltaire témoigne clairement son point de vue, qu’il impose une fois de plus au narrataire.
Même si la critique envers la religion est très présente, l’histoire d’amour qui compose la quête du Huron témoigne elle aussi des valeurs défendues par l’auteur. En effet, Voltaire juge les passions comme un élément indispensable à l’épanouissement de l’être humain, ce qui n’est pas le cas du dogme catholique[15]. L’Église jugeait en effet les passions trop fortes comme des péchés que les fidèles se devaient de réprimer. Voltaire, pour contester cette prise de position, emploie la passion amoureuse comme moteur de la quête du protagoniste et en fait une composante nécessaire de l’évolution de l’Ingénu. Durant son séjour en prison, l’Ingénu n’a de cesse de parler de son chagrin amoureux. Gordon, devenu son confident, comprend que l’amour n’est pas nécessairement un péché car ce sentiment peut rendre les hommes meilleurs : « Il ne connaissait l’amour auparavant que comme un péché dont on s’accuse en confession. Il apprit à le connaître comme un sentiment aussi noble que tendre, qui peut élever l’âme autant que l’amollir, et produire même quelquefois des vertus[16] ». Voltaire, encore une fois, emploie une vision manichéenne et la sensibilité du narrataire pour convaincre ce dernier qu’il a raison. Donc, sous la virulente critique de la religion composée par Voltaire, ce dernier défend le droit de l’homme d’exprimer ses passions.
3.3 Comparaison
Les deux auteurs prennent, une fois de plus, une approche différente l’un de l’autre. L’approche de Montesquieu présente un cheminement critique et intellectuel, faisant référence à des événements historiques extérieurs à la société à laquelle il s’adresse (la société française). En effet, en mentionnant l’exode des Guèbres hors de la Perse durant la montée du mahométisme, Montesquieu apporte des éléments historiques vérifiables appuyant son point de vue. La critique sociale des Lettres persanes se présente donc comme une étude objective, avec preuves à l’appui, ce qui accorde à l’œuvre et son auteur une crédibilité intellectuelle. Les références historiques sont très présentes chez Montesquieu, qui en fait couramment usage pour soutenir ses propos[17]. Il est donc aisé de dire que Montesquieu cherche à atteindre l’intellect du lectorat, contrairement à l’impulsif Voltaire. Ce dernier cherche avant tout à mener le lecteur par la trame narrative de L’Ingénu et, pour se faire, il accorde à son conte faussement naïf une histoire à charge émotive qui a pour but d’éveiller des émotions chez le lecteur. L’injustice amenée par les religieux, qui feront enfermé le Huron à l’approche de son objectif, amène chez le lecteur un sentiment de sympathie pour l’amérindien, victime innocente jetée en prison car il contestait certaines décisions de l’Église catholique (pas le droit de marier sa marraine, ni de soutenir les protestants). Parallèlement à cette sympathie, le lecteur perçoit avec mécontentement l’intolérance des jésuites, leur amour du pouvoir et le peu de soucis qu’ils accordent à la justice. Voltaire impose encore une fois au lecteur la réflexion qu’il doit approuver, sa position, celle qui est présentée dans le roman, étant catégorique : il n’y a pas de compromis en faveur des religieux, ceux-ci n’ont aucune qualité ni valeur. À l’inverse, l’Ingénu est vertueux et sa quête est juste. Le lecteur est donc fortement enclin à critiquer les religieux, ce qui était depuis le début l’objectif de Voltaire. Là où Montesquieu offre au lectorat des informations pour guider ses réflexions et atteindre lui-même la même conclusion que l’auteur (la multiplicité des religions est une bonne chose, une religion dominante est foncièrement tyrannique), Voltaire impose de force son point de vue au narrataire, sans contrepartie, pour que ce dernier n’ait d’autre choix que de critiquer la religion, antagoniste du héros.
Le contexte social en France au courant du Siècle des Lumières a grandement valorisé le thème du voyage. Plusieurs auteurs ont employé la thématique du voyage à des fins documentaires, mais aussi pour soutenir une idéologie. Voltaire a employé le mythe du bon sauvage d’Amérique, amené par bateau en Europe, pour jeter les bases de L’Ingénu et de sa critique sociale à l’égard de la religion et la législature française. Montesquieu a placé le voyage au cœur des Lettres persanes, deux Persans à l’esprit vif voyageant en France pour découvrir et critiquer la culture des Français. La structure des deux romans, basés sur le phénomène du voyage, ont permis aux deux auteurs de critiquer la société française de deux façons propres à chacun d’eux. Montesquieu a adopté une approche plus intellectuelle, présentant à travers les Lettres persanes des observations soutenues par de nombreux faits historiques dans le but d’améliorer la société française. Son approche, visant la crédibilité, cherchait à atteindre la logique du narrataire, contrairement à Voltaire. Avec L’Ingénu, Voltaire a écrit une critique virulente, parsemée de satire et d’ironie à l’égard des institutions religieuses. Le roman suivait la quête amoureuse du protagoniste, ce qui amenait le lecteur à ressentir de la compassion pour le Huron, au détriment des « critiqués » : les hommes d’Église. Par des approches aussi variées que les styles d’écriture, les écrivains français du temps des Lumières ont âprement critiqué les tares de la société pour défendre un idéal. Ces critiques, même si elles traitent de sociétés qui ont grandement évolué depuis, reste actuelles du fait qu’elles s’attaque aux vices de la nature humaine que nous pouvons toujours trouver dans notre époque contemporaine. La tolérance silencieuse entre les dirigeants des Nations-Unies et les tyrans du Moyen-Orient, qui a laissé jusqu’à récemment le monde inconscient de la pauvreté de cette région du monde, ramène à la nature corrompue de nos chefs ainsi qu’aux décisions qu’ils prennent sans l’avis de ceux qu’ils représentent. Les critiques de Voltaire, de Montesquieu et de tous les écrivains des Lumières proposent une solution, un idéal idéologique dont il faut se souvenir, et tenter d’atteindre, pour éviter de répéter sans fin les mêmes erreurs du passé et ce, en ignorant la réalité du monde qui nous entoure.
Médiagraphie :
Œuvres analysée :
- Montesquieu, Lettres persanes, France, Maxi-Poche Essai, 2002, 280p.
- Voltaire, L’Ingénu, France, Petits Classiques Larousse, 2007, 175p.
Ouvrages de référence :
- Rajotte, Pierre, avec la collaboration d’Anne-Marie Carle et François Couture, « La visée documentaire » & « La visée idéologique », Aux frontières du littéraire : Le récit de voyage au XIXe siècle, Montréal, Triptyque, 1997, P.56 à 72 (ouvrage consulté le 29 mars 2011)
- Voltaire, « Annexes », L’Ingénu, Paris, Classiques Larousse, 1994, P. 165 à 175
Articles de périodiques et textes en ligne :
- Knee, Philip, « Universalisme et pluralisme chez Montesquieu », Philosophiques vol.18, n° 2, automne 1991, p.3-26, (article consulté le 29 mars 2011)
- Daunais, Isabelle, « La Fiction Fragilisée : Récit de voyage et recueil chez Henri Michaux et Italo Calvino », Études littéraires, vol. 30, n° 2, hiver 1998, p. 55-67, (article consulté le 29 mars 2011)
- Le Huenen, Roland, « Le récit de voyage : L’entrée en littérature », Études littéraires, vol. 20, n° 1, 1987, p. 45-61, (article consulté le 29 mars 2011)
Sites internet :
- Encyclopédie Universalis, Guèbres, [en ligne], [s.d], [s.l], [http://www. universalis.fr/encyclopedie/guebres/], (site consulté le 30 mars 2011)
[1] P. Knee, « Universalisme et pluralisme chez Montesquieu », « définition de l’Idéal des Lumières », dans Philosophiques, p. 3 à 26.
[2] R. Le Huenen, « Le récit de voyage : L’entrée en littérature », dans Études littéraires, P.45 à 61.
[3] P. Knee, « Universalisme et pluralisme chez Montesquieu », dans Philosophiques, P.3 à 26.
[4] Montesquieu, Lettres persanes, p.157.
[5] Ibid, P. 222.
[6] P. Knee, « Universalisme et pluralisme chez Montesquieu », dans Philosophiques, P.3 à 26.
[7] Voltaire, L’Ingénu (roman), p.33.
[8] Ibid. p.67.
[9] R. Le Huenen, « Le récit de voyage : L’entrée en littérature », dans Études littéraires, P.45 à 61.
[10] Rajotte, Pierre, avec la collaboration d’Anne-Marie Carle et François Couture, Aux frontières du littéraire : Le récit de voyage au XIXe siècle, P.67
[11] Montesquieu, Lettres persanes, p.153.
[12] Ibid, P.152.
[13] Encyclopédie Universalis, « Guèbres », [en ligne].
[14] Voltaire, L’Ingénu, 1767, P.96
[15] Voltaire, « Annexes », L’Ingénu, Classiques Larousse, 1994, P.169
[16] Voltaire, L’Ingénu, 1767, P.96
[17] Montesquieu, Lettres persanes, « Montesquieu », Maxi-Poche, 2002